Il y a des jours où l'on se dit que rester couchée au fond de son lit douillet n'était finalement pas une si mauvaise idée que ça, et où l'on regrette certains choix de sa vie qui nous ont amené à cet instant précis en ce lieu précis.
Si je n'était pas née dans ma famille, mon père n'aurait jamais engagé de mercenaires.
Si mon père n'avait pas engagé de mercenaires Adratée, je ne serais jamais rentrée dans ce clan (de mon humble avis en tous cas).
Si je n'étais pas rentrée dans ce clan, je n'aurais pas connu la joie des expériences.
Si je n'appréciais pas autant les expériences, jamais je n'y consacrerais plusieurs de mes journées dans la semaine.
Si je n'y consacrais pas autant de temps ... Je n'aurais pas été dans mon laboratoire au moment où une explosion avait retenti.
Je ne serais donc pas sortie ...
Et je ne serais pas là, devant ce spectacle que personne ne comprenait vraiment, sauf moi.
Car si en effet, c'était une réelle horreur (encore que par rapport à tous ce qui m'entourait à cet instant, cela resta plutôt soft à mon goût), je savais que j'étais la seule à comprendre ce qui se déroulait sous mes yeux. Les météores, tout ça, ces parties de corps qui se rassemblaient, se remodelaient, ce ne pouvait être que lui. Ou ça. Au choix. Mais j'en étais certaine, j'avais face à moi, si ce n'est le tout, au moins une partie de Kraaj.

Mais qu'est-ce qu'il foutait là ? Il n’était pas sensé être dans son joli petit dôme au Ministère de la Recherche ? Si j’avais pu, j’aurais bien demandé à Matthew des explications sur ce qui se passait, mais je doutais de le croiser au hasard d’une rue dans le coin ... Moui, peu de chance. Autant me résigner donc, et espérer survivre, car j’ignorais tout des intentions de Kraaj, et comme Matthew n’avait jamais pensé à se renseigner, personne n’en savait rien en fait. Même si lui devait savoir pourquoi cet énergumène étrange avait soudain décidé de sortir de son trou pour mettre un baltringue pas possible un peu partout dans la ville, à voir les fumées qui montaient maintenant dans le ciel pourtant si dégagé.

Je rentrais vite dans mon laboratoire, et enlevais ma blouse que j’accrochais à l’un des porte-manteaux. Je me dirigeais ensuite vers l’armoire où j’entreposais tout ce dont je pourrais avoir besoin à un moment ou à un autre de mon existence. Oui, rien au château, on ne savait jamais qui rentrait et qui fouillait après tout ... Ici, tout était en sécurité. Je prenais sur une étagère des protections que j’enfilais immédiatement, puis attrapais mon sac et ma veste. Du premier je sortis un gant étrange que j’enfilais immédiatement ainsi qu’un fumigène et trois chargeurs différent que je plaçais dans la seconde, où je vérifiais que dans la poche intérieure se trouvait bien mon pistolet. Une fois « parée », si l’on peut dire ça, je me dirigeais dans le coin où somnolaient mes chimères, attendant les ordres que je leur donnerai. J’envoyais mes Yeux et mes Oreilles à la recherche d’informations sur ce qui se passait dans la ville, espérant de tout mon cœur qu’elles reviennent intactes. D’habitude, les missions étaient plus faciles ... Espionner Miss Machin, ou bien le Comte de Truc. Là, c’était une autre histoire ...

A mes autres chimères je donnais l’ordre, simple mais pourtant important pour moi, de me protéger au péril de leur vie. Si je devais y passer, je serais la dernière, de cela au moins je pouvais être sûre. Ce qui ne m’avançait pas plus que cela puisque je ne voulais pas mourir maintenant. Et surtout pas de manière aussi idiote qu’écrasée par un espèce de machin violet tout gluant.

Je sortis ensuite du laboratoire, prenant bien soin de la fermer afin que personne ne puisse y rentrer, et ne pouvant m’empêcher de songer que cela ne servirait à rien si les murs devaient céder sous une quelconque attaque.

Une fois dans la rue, je n’étais pas plus avancée qu’au début. Kraaj était toujours là, et même si j’étais un peu plus protégée, je doutais que cela soit vraiment utile face à une chose telle que lui. Tout comme je doutais du fait que m’approcher et lui faire « Coucou ! Tu te souviens, je suis venue une fois, j’étais avec ton créateur. On n’a pas pu se parler, mais bon, tu m’intéresses quand même ... Me tues pas, hein ? » soit vraiment utile aussi. Je pense même que m’approcher tout court relèverait du suicide. Or fuir ne m’avancerait à rien non plus puisque cela ne ferait que retarder l’échéance d’un événement incertain. Repérant un groupe de personnes rassemblées dans un coin plutôt à l’abri, je m’en approchais, bien décidée à me servir d’eux comme bouclier en cas de pépin pour fuir. En attendant, et bien ... J’étais une scientifique, non ? Alors autant faire mon boulot, et collecter des données ...

Une silhouette connue s’approcha du groupe que je formais avec d’illustres scientifiques inconnus. Akima. Le fait qu’elle soit là ne me dérangeait pas plus que cela, cela me confortait juste dans le fait que j’avais une chance de survivre vu que si les autres ne pouvaient pas servir à grand-chose, elle au moins savait se battre. Alors que quelques cris se faisaient entendre au loin, suivis d’un silence inquiétant, mon esprit commençait déjà à s’organiser. J’avais autour de moi une dizaine de survivants pour se prendre les coups à ma place, 3 chimères prêtes à donner leur vie pour moi, une combattante qui se battrait pour rester en vie sans se préoccuper de la mienne et 3 ombres qui m’étaient -à priori- dévouées.

Au final, je m’en sortais quand même pas mal ... Surtout vu les bestioles qui nous arrivaient dessus. Seules, donc sans doute pas conçues par quelqu’un du coin, sauf si elles avaient eu la bonne idée de tuer leur créateur, ce qui me paraissait peu probable. Chose étrange, s’il s’agissait de Kraaj, ou de partie de lui, il avait l’air en bien mauvais état. Avait-il perdu de ses facultés dans sa dislocation ? Je préférais ne pas avoir à combattre la tête si c’était le cas, alors ... ces minis trucs me semblaient déjà suffisamment intelligents. Je comptais rapidement 25 têtes, moins une qui venait de tomber par terre après avoir été touchée à la jambe. Moins 3 autres par un courageux garde du corps qui tomba sous les griffes des assaillants bien plus nombreux. Eh oui, le courage ne fait pas tout ... Il l’aura compris trop tard, et moi cela me confortait dans mon idée de ne pas trop m’approcher. A distance, j’avais une chance tant qu’elles ne s’intéressaient pas à moi. Ce qui n’avait pas tellement l’air d’être le cas.

Je suis plutôt lâche sur les causes perdues, et je l’assume entièrement. C’est pourquoi je me reculais dans un coin en sécurité, laissant un confortable mur de têtes hébétées entre les bestioles (il me semblait reconnaitre l’allure que Kraaj avait pris, mais il y avait quelques modifications qui me rendaient la tâche plus difficile. J’étais d’ailleurs fascinée par ces petites créatures, et en analyser une me tentait tout particulièrement. Mais pas pour l’instant. Pour le moment il fallait que je préoccupe de ne pas être moi-même disséquée par elles, même si j’avais aucune idée de ce pourquoi elles s’attaquaient à nous) et moi. J’envoyais mes deux chimères de garde s’occuper des bestioles occupées par les personnes dudit groupe. Certaines étaient trop absorbées par ce qui leur tombait dessus pour tenter de partir ou de lever le moindre petit doigt, d’autres non. Toujours était-il que les bestioles se précipitaient sur eux. Mais s’ils se concentraient sur ces têtes juste quelques instants, cela suffirait pour donner le temps à mes deux chimères de combat de leur régler leur compte avant de revenir à l’abri plus loin puis de repartir au combat.

Pourquoi ne pas utiliser ma chimère de garde ? Question idiote. Si ces bestioles étaient rapides, cette chimère-ci aussi, beaucoup plus que les deux autres. Pas suffisamment utile pour les tuer, mais assez pour les immobiliser, le temps pour moi de leur exploser la tête avec une balle bien placée. Ceci n’étant bien sûr qu’un dernier recours. Si je pouvais éviter de gâcher des munitions, ce serait mieux. Les ombres m’avaient suivie depuis suffisamment longtemps pour que je sache qu’elles s’occuperaient de moi sans avoir besoin d’ordres. Elles étaient autonomes, et c’était 3 choses de moins dont j’avais à me préoccuper.

Un crac sur le côté m’appris qu’une cinquième bestiole venait de rendre l’âme. Tant mieux. Cela n’en faisait après tout plus qu’un vingtaine ... Pistolet dans la main gauche et gant enfilé à la main droite (la chance d’être ambidextre ...), je ne dirais pas que je les attendais pour en découdre -j’aurais bien préféré ne pas avoir à me servir de mes armes- mais si elles venaient me chercher des ennuis, elles me trouveraient certainement ...

« Et sinon vous savez ce que c'est ces bestioles? »

Répondre « Oui, c’est une création que j’ai pu observer dans les laboratoires de notre cher ministre des sciences » était certes tentant pour la rabaisser une bonne fois pour toutes mais ne prenait pas en compte la fait notable que s’il tombait, il s’arrangerait très certainement pour que je tombe aussi. Ce dont je n’avais, chose logique, aucune envie. C’est pourquoi je répondis tout naturellement que je n’en avais pas la moindre idée, espérant qu’elle change bien vite de sujet ou préfère liquider les charmantes petites bestioles face à nous plutôt que de se taper la discut’. Je pense que personne de sensé ne m’objectera quoi que ce soit.

Nous étions, je devais bien le reconnaitre, mal barrées. Les bestioles diminuaient, mais pas autant que notre groupe et question endurance nous perdrions très très vite contre elle, j’en étais persuadée. L’heure était donc venue de tourner les talons et de s’enfuir bien sagement en espérant qu’elles ne me courent pas après ... quitte à utiliser mes très simples mais tout aussi efficaces fumigènes.

Je n’en eus pas besoin et je n’en fus que plus heureuse car cela me faisait faire un peu d’économie. Certes ce n’était pas grand-chose mais à force de garder les petits centimes on finit par avoir les gros dollars, comme disait ce cher américain. Bref, pour résumer : un homme sort de derrière où d’on ne sait où (d’ailleurs, je le garde lui, où il était juste avant ? Elle est sympa cette chimère, il aurait pu venir avant, j’aurais pu dire que grâce à moi et d’autre on avait sauvé des personnes et fait jouer ça ... à cause de lui c’est un échec), sa chimère détruit les bestioles, et il joue les gentlemen. « Magnus simple biomancien perdu » mais bien sûr, je vais te croire, mon coco. Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, tu es un homme étrange et possiblement sournois aux intentions étranges ... Et rêve pour que je me présente, puisqu’à priori ce sera la question suivante.

Sauf que visiblement, après les petits bouts de Kraaj qui nous tombent dessus, les créatures Adratéennes s’y mettent aussi. Cool ! Et très lourd aussi. Au sens propre, comme au figuré, vu que le sol tremblait. Pas au point que j’en perde l’équilibre, mais je vis osciller dangereusement quelques accroches signalétiques.

•Mieux vaut déguerpir, et vite ...•

J’avais compris ça avant son allusion pour le moins étrange mais remarquablement juste au fait de nous inciter à courir, et auquel je manquais répondre instinctivement, me retenant à temps pour ne pas sortir une bêtise aussi inutile que ... inutile. Remarquez cependant qu’aussi grande qu’elle fût, elle n’en était pas moins lourde et pas très agile. Une aubaine pour trois petits êtres humains qui ne lui arrivaient qu’avec peine à la cheville ... Courir, oui, mais il fallait aussi penser à la ralentir, cela pourrait être utile. Et faire tomber des murs n’était sans doute pas du luxe, mais pas non plus la meilleure technique. Les fumigènes n’avaient d’effets que sur des zones bien cernées et il nous fallait partir loin, très loin ... A moins de passer par ...

« Les souterrains vous tentent-ils ? Ce pourrait être une option peu ragoutante, certes, mais sans doute plus sûre que les rues où va trainer ce qui sert de pieds à cette créature ... »

De toute façon, je n’avais pas le temps d’attendre qu’ils répondent. Je partais dans la direction opposée à la « chose » (après les bestioles, la chose ... Promis, le prochain truc qui lui tombe dessus je lui trouve un nom correct ... ou presque), attendant tout de même une quelconque opinion à ce que je venais de dire ... Au pire, rien ne nous empêchait d’obliquer vers une autre route après.

Après un court instant d’hésitation nous entrâmes dans les souterrains. J’avoue ne jamais être venue ici et aujourd’hui, je comprends pourquoi. Non seulement ça ne sent pas bon, mais en plus c’est loin d’être propre. Encore que ça, je m’en doutais ... Mais là j’en avais la confirmation visuelle, et bien qu’il fut difficile de m’impressionner, ce que je voyais n’était pas des plus joyeux ...

Un bruit attira mon attention, et visiblement je n’étais pas la seule à l’avoir entendu. Bien trop bref pour que j’en détermine le responsable et bien trop répété par l‘écho des conduits pour le situer précisément. La chimère de chasse ne demandait qu’à aller voir mais je lui ordonnai de rester là. Je ne tenais pas à déclencher un nouveau problème par une curiosité mal placée. Si cela devait nous chercher, alors j’attendrais ici en lui laissant le moins de chance possible d’arriver ... La discrétion était sans doute un de mes points forts mais visiblement pas celui du mage qui nous accompagnait, ce qui me fit manquer de lui accoler le sous-titre d’idiot immédiatement et de le classer dans la catégorie débile-profond-à-qui-ne-pas-confier-de-tâche-si-on-tient-à-la-vie. D’ailleurs, même si c’était très sympa d’avoir mis de la lumière, ça ne nous rendait que plus repérable ... Je me plaçais discrètement comme si de rien n’était entre lui et la sortie. Aucune envie de me faire avoir si sa brillante idée (oui, je sais, elle était facile celle-là) devait se retourner contre nous. Visiblement j’avais bien compris la dernière fois, ce monsieur voulait savoir nos noms. Mais si j’étais suffisamment folle pour lui faire un minimum confiance, je n’avais pas perdu ma raison au point de lui donner mon vrai nom. Surtout qu’on ne sait jamais ce qu’il pouvait faire avec un nom ... Et puis l’autre fille ne m’inspirait toujours pas plus que ça, alors autant adopter le personnage d’une biomancienne de la haute, certes, mais pas de la famille royale ... A ce niveau là ce ne serait plus de la folie mais du simple suicide ...

« Puisque vous insistez et que nous sommes comme qui dirait coincés ici, je suppose qu’il est en effet plus facile de savoir les noms des uns et des autres .. Magnus. Mais comme un prénom est suffisant pour crier au secours, appelez-moi simplement Emily. »

Après tout il n’avait pas donné non plus de nom de famille. Elle n’aurait pas eu de mal à en trouver un, de toutes manière, puisque les quelques personnes qu’elle côtoyait en dehors de son rôle de princesse ne la connaissaient que sous nom d’emprunt, à savoir Emily Kent. Mais autant faire tout de suite comprendre à leur joyeux compagnon qu’ici, on était dans la vraie vie et pas dans un compte de fée : il y a autant de gentil que de méchants, et surtout beaucoup d’entre-deux ...

Le bruit se fit entendre à nouveau, sans que je ne puisse à nouveau ni le cerner ni le localiser. Cependant il semblait s’être un peu éloigné, ce qui me rassura quelques secondes. Peut-être était-ce pour mieux revenir ? Je préférais ne pas y penser pour l’instant, à vrai dire. Profitons du répit le temps qu’il nous accordé, la course n’est pas mon fort et j’avais bien besoin de souffler quelques instants ... Aussi courts soit-ils. J’attendais de voir la réaction d’Akima. Je savais son nom, mais rien ne disait qu’elle ne pouvait pas mentir aussi au jeune homme qui nous accompagnait ... Car oui, j’étais persuadée qu’Akima était son vrai nom, sans vraiment bien savoir pourquoi d’ailleurs ... Nous appellerons ça : l’intuition féminine ...